Le retraité, l’adolescent et la politique…

Monsieur Moser a décidé de faire une quiche. C’est sa deuxième cette semaine et elle va être aux légumes. Monsieur Moser s’applique à manger fruits et légumes pour être en bonne santé et profiter de sa retraite. La retraite est une période pendant laquelle un individu âgé n’a plus rien d’autre à faire que ce qui lui plaît. Ce moment béni est financé par les salaires des générations qui suivent. Pour que M. Moser et tous ses contemporains puissent jouir de leur retraite, il faut donc que beaucoup de gens travaillent. C’est la raison pour laquelle M. Moser apprécie les familles nombreuses et non les couples sans enfants.

Monsieur Moser a bien d’autres opinions politiques. Par exemple, il a lu des choses terribles sur la culture des légumes espagnols, et cela fait fort longtemps qu’il n’achète plus que des légumes de production locale. C’est pourquoi, pour préparer sa quiche aux légumes, M. Moser choisit un paquet de magnifiques carottes suisses.

Ces magnifiques carottes suisses ont été plantées par Bogdan.

Comme beaucoup d’ouvriers dans la culture maraîchère, Bogdan vient des Balkans. Bogdan est ce qu’on appelle une main d’oeuvre bon marché. La main d’oeuvre bon marché est bon marché parce qu’elle n’est pas formée. Une main d’oeuvre qui n’est pas formée reçoit un salaire horaire inférieur à
une main d’oeuvre formée. C’est pourquoi Bodgan travaille 50 heures par semaine pour un salaire de 3’100 francs brut. Et c’est pourquoi M. Moser n’a payé son paquet de carottes que 2 francs 40.

Bogdan et sa femme ont trois enfants. Ils sont donc classés dans l’espèce des familles nombreuses, ce qui plairait à M. Moser. Pour faire vivre leur famille nombreuse, Bogdan et sa femme doivent travailler un grand nombre d’heures par semaine. C’est pourquoi ils n’ont pas le temps de se former pour travailler moins et passer plus de temps avec leurs enfants. Ce qui explique que Branko, leur fils aîné, se trouve une fois encore avec ses copains dans la rue, plutôt qu’à la maison à faire ses devoirs.

Branko est un délinquant juvénile. Un délinquant juvénile est un individu jeune qui commet des infractions à la loi. Les délinquants juvéniles évoluent en général en bande. Dans une bande, il y a les meneurs et les suiveurs. Un suiveur est un délinquant qui commet des actes illégaux qu’il n’aurait jamais commis tout seul. Branko est l’unique meneur de sa bande, ce qui signifie que c’est lui qui y donne le ton et que s’il la quitte, celle-ci se défait.

Une fois que M. Moser a payé ses carottes à la caissière, il se dirige vers la sortie du centre commercial. Le centre commercial est un lieu où l’on achète des biens de consommation. La carotte étant un bien de consommation, c’est donc le centre commercial qui vend les légumes produits par la main d’oeuvre bon marché dont fait partie Bogdan, le père de Branko. Le centre commercial est également un lieu de rencontre pour les adolescents. Ceux-ci s’observent d’un escalator à l’autre et parfois achètent un bien de consommation. Branko et sa bande étant classés parmi les adolescents, M. Moser les croise dans les escalators. Et c’est parce qu’ils sont également des délinquants juvéniles qu’ils lui arrachent son sac de course.

Dans le sac de course, il y a les carottes plantées par le père de Branko et le porte-monnaie de M. Moser. Branko partage l’argent et les légumes entre chacun des membres de sa bande. Mais il garde pour lui la photo noir-blanc d’une blonde superbe et qui sourit. Les photos noir-blanc ont la particularité d’être atemporelles. C’est la raison pour laquelle Branko ignore qu’il s’agit d’une photo prise dans les années 60. Il tombe amoureux de la blonde sur la photo en imaginant qu’il s’agit de la petite-fille de M. Moser.

L’amour est le sentiment exclusif qu’une personne ressent pour une autre. Il fait battre le coeur plus vite et trembler parfois les mains. C’est un sentiment affolant et si entier que l’amoureux voit souvent l’être aimé irradier des qualités les plus désirables. Les adolescents étant neufs à l’amour, il arrive qu’ils n’y mettent ni prudence ni discernement. Branko est un adolescent, c’est pourquoi il s’imagine de la jeune fille qu’elle est aussi douce et sage qu’elle est belle. C’est donc pour se montrer digne de cette chimère exquise que, du jour au lendemain, il délaisse sa bande et recommence à suivre à l’école.

Branko étant l’unique meneur de sa bande, celle-ci se dissout. Si cette fin de règne ne le touche pas, c’est parce qu’il n’est préoccupé que de la petite-fille de M. Moser. Mais M. Moser n’a pas eu d’enfants et aucune descendance, blonde ou brune, ne passe jamais sa porte. C’est la raison pour laquelle Branko, qui n’en peut plus d’attendre la superbe blonde, se retrouve enfin sur le palier du retraité.

C’est ainsi que ces deux hommes que tout relie sans qu’ils le sachent ont pu un jour se rencontrer et que cette histoire se termine. M. Moser a récupéré la photo de sa femme morte d’un cancer 5 ans auparavant et Branko est rentré chez lui la nostalgie plein le coeur.

Ils auront pu se rejoindre un instant par la grâce de cette émotion commune, les chimères douces que peut éveiller l’image d’une jeune fille blonde et qui sourit.

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