Pipe au Sustenpass

Ils sortent en se tenant la main.

“On the road again!” La toyota de ses parents démarre comme sur des rails; il remet ses lunettes de soleil, elle regarde les monts environnants avec un regard de vamp. Elle a mis ses talons et acheté une paire de fausses Ray-ban en Italie. Ils vivent le voyage à fond la caisse.

Ils ont 22 ans et c’est leurs premières vacances en amoureux.

Ils boivent du coca en montant les routes sinueuses. Ils ont mis de la musique, elle a posé ses pieds nus contre le tableau de bord; ils se sentent libres. Quand ils ont faim, elle ouvre le paquet de viande séchée et le nourrit à la becquée tandis qu’il conduit: “C’est trop bon, cette viande des Grisons”. Ils ne se disent rien d’autre pendant longtemps. A un moment donné, ils atteignent une sorte de haut plateau desséché semé de cailloux. La route se poursuit très loin devant eux; elle luit dans le soleil, posée sur l’herbe comme un ruban de sable. Ils passent en trombe à côté d’une mare bleu de mer frissonnante sous le ciel qui vibre. Ils sont seuls au monde, lancés sur le paysage lunaire qui n’en finit pas.Elle dit : « Putain, c’est beau. »Il met une main sur sa cuisse; elle ouvre la fenêtre et on n’entend alors plus que le moteur et le grand souffle glacé du dehors.
L’ascension reprend. Elle ferme la fenêtre, se met du rouge en se regardant dans le rétroviseur. « T’es trop belle avec ce rouge à lèvres… -Tu trouves ?-C’est clair. » Il la regarde entre les virages, ajoute avec éloquence : « J’adore, c’est trop bandant. » Il sourit, content de sa jolie copine. Elle dit, coquine : « Ah ouais, trop bandant ? » Et met une main entre ses jambes : « Je sens rien pourtant… » Après quelques secondes : « Ah, si, on dirait que c’est vrai… »Ils continuent de gravir la montagne; la toyota prend les virages comme
une starlette et c’est une pente raide, assurément.Elle a la bouche couleur cerise et vit un road-movie; elle se sent cool.
Faut dire que c’est pas une fille qui fait ça souvent, d’où la suprise du garçon toujours accroché à son volant. Il ralentit et se met en arrière sur son siège. « Yeah… »
Quelques vaches broutent en amont, une cascade laiteuse en aval chute avec fracas.
Il est à 30 à l’heure, toute sa puissance oculaire concentrée sur la route; de temps en temps il soupire, mais elle n’entend que le bruit du moteur. Derrière la petite toyota, une file de voitures se forme. « Faut tenir la route », qu’il se dit sporadiquement en cherchant où se garer. Il n’a pas vu la queue derrière lui, mais entend le bruit des klaxons. Regarde alors dans le rétro et constate avec désespoir qu’elle va devoir cesser.C’est lorsque cette évidence le frappe qu’il perçoit d’un seul coup que la cime est proche; il transpire et s’entend gémir, incapable de parler. Il tient ferme le volant, juste une seconde, rien qu’une…
Un chauffeur n’en peut plus, les dépasse en gesticulant tout seul dans l’habitacle. Le cri des klaxons se fait continu… Et c’est là que, d’un ultime coup de volant bien maîtrisé, ils atteignent enfin l’ample sommet libératoire.Il appuie sur les gaz malgré lui; le moteur vrombit et, face à eux, c’est toute la vallée qui s’ouvre tandis que le petit et le grand communient.Lire en PDF