Avant tout, la fin (Archipel, numéro 35, 2012)

En cette année 2012 où planent les prophéties apocalyptiques, nous avons choisi d’ouvrir notre cahier thématique à la notion de fin, prise dans l’acception la plus générale. Fins de mondes, d’amours, d’illusions, d’histoires, autant de façons différentes pour chaque auteur de raconter l’histoire d’une fin.

Les auteurs de ce numéro sont Raphaël Baroni, Noémie Emery, Isabelle Flükiger, Alexandre Friederich, Claudine Gaetzi, Elodie Glerum, Luc Guillemot, Jean-François Haas, Stéphanie Habersaat, Roland Jaccard, Pierre Lepori, Quentin Mouron et Colin Pahlisch.

Archipel, numéro 35, 2012

Pipe au Sustenpass

Ils sortent en se tenant la main.

“On the road again!” La toyota de ses parents démarre comme sur des rails; il remet ses lunettes de soleil, elle regarde les monts environnants avec un regard de vamp. Elle a mis ses talons et acheté une paire de fausses Ray-ban en Italie. Ils vivent le voyage à fond la caisse.

Ils ont 22 ans et c’est leurs premières vacances en amoureux.

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Le retraité, l’adolescent et la politique…

Monsieur Moser a décidé de faire une quiche. C’est sa deuxième cette semaine et elle va être aux légumes. Monsieur Moser s’applique à manger fruits et légumes pour être en bonne santé et profiter de sa retraite. La retraite est une période pendant laquelle un individu âgé n’a plus rien d’autre à faire que ce qui lui plaît. Ce moment béni est financé par les salaires des générations qui suivent. Pour que M. Moser et tous ses contemporains puissent jouir de leur retraite, il faut donc que beaucoup de gens travaillent. C’est la raison pour laquelle M. Moser apprécie les familles nombreuses et non les couples sans enfants.

Monsieur Moser a bien d’autres opinions politiques. Par exemple, il a lu des choses terribles sur la culture des légumes espagnols, et cela fait fort longtemps qu’il n’achète plus que des légumes de production locale. C’est pourquoi, pour préparer sa quiche aux légumes, M. Moser choisit un paquet de magnifiques carottes suisses.

Ces magnifiques carottes suisses ont été plantées par Bogdan.

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Le mythe fondateur

Wilhelm va négocier ce mois-ci le contrat du siècle. Que dis-je, ce mois-ci? Aujourd’hui! C’est aujourd’hui qu’il doit négocier. Il transpire et sourit vaguement, tout minuscule et insignifiant dans la rue, avec sa petite tête moche qui avance sur le gris des murs, contenant humblement ce grand cerveau si précieux pour l’entreprise. Wilhelm est l’homme qui sauve des faillites, il est l’homme du contrat juteux et du redressement budgétaire. Wilhelm is the man, comme ils disent. Un héros moderne.

Il entre dans la pharmacie, s’assure qu’il n’y ait pas de clients tapis dans les coins et dit à l’employée, très vite : «Bonjour Madame, je suis constipé depuis une semaine et mon médicament actuel ne fait plus d’effet. Que me conseillez-vous?»

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Les jours ordinaires

Marc est accoudé contre le rebord de la fenêtre ; il regarde les nuages. C’est ce qu’il préfère, lorsqu’enfin le temps s’arrête et que les nuages prennent l’intérieur de sa tête. Il cesse de penser, ne participe plus. Il est ces nuages lourds, baladés dans un grand souffle. Plongé hors du temps, heureux.

Derrière lui, la porte claque. Il sursaute. Descend du ciel et retrouve son appartement, se retourne ; elle est en train de poser sa veste sur le porte-manteau. Elle s’approche. « Toujours dans les nuages ? » Il hoche la tête. Ils se sourient. Silencieux encore, il pose une main chaude sur sa joue à elle, qui est glacée : « Il fait froid…
-Oui… On ferme la fenêtre ? » Il s’éloigne un peu du rebord ; elle ferme la fenêtre.
« T’es prêt ?
-Quoi ? déjà ?
-On a rendez-vous à 19h…
-Ah, pardon, je croyais que c’était à 19h30… Je vais me laver les dents. » L’écarte un peu de lui. « Ça va, comme je suis ? » Elle le regarde, amoureuse, ses beaux yeux, la délicieuse, son beau regard qui le détaille : « T’es le plus beau, de toute façon…
-Non, mais comme je suis habillé, je veux dire… Je devrais mettre une chemise?
-Ah, mais non. J’aime bien ce t-shirt. » Et parce qu’il lui plaît tant, elle s’approche et l’enlace. Elle a dans les mains tout son torse fin, elle le respire. Après quelques secondes, il s’éloigne : « Faut que je me lave les dents, on va être en retard, je déteste ça. » Dans son dos, elle sourit. Elle le connaît bien. Elle sait qu’il déteste être en retard et c’est pour lui qu’elle s’est hâtée de rentrer. A elle, ça lui est égal. Elle est toujours en retard.

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