Wilhelm va négocier ce mois-ci le contrat du siècle. Que dis-je, ce mois-ci? Aujourd’hui! C’est aujourd’hui qu’il doit négocier. Il transpire et sourit vaguement, tout minuscule et insignifiant dans la rue, avec sa petite tête moche qui avance sur le gris des murs, contenant humblement ce grand cerveau si précieux pour l’entreprise. Wilhelm est l’homme qui sauve des faillites, il est l’homme du contrat juteux et du redressement budgétaire. Wilhelm is the man, comme ils disent. Un héros moderne.
Il entre dans la pharmacie, s’assure qu’il n’y ait pas de clients tapis dans les coins et dit à l’employée, très vite : «Bonjour Madame, je suis constipé depuis une semaine et mon médicament actuel ne fait plus d’effet. Que me conseillez-vous?»
L’employée demande des précisions puis réfléchit. Wilhelm regarde sans arrêt la porte coulissante; il commence à avoir chaud. L’employée lui demande s’il a déjà essayé telles gouttes naturelles, tel laxatif insurpassable. Wilhelm dit « oui, oui », il les connaît tous, plus aucun ne fait d’effet. Il explique que le sirop Valverde était efficace au début, mais qu’il en a peut-être abusé ? et regarde toujours la porte à la dérobée. Il sent la sueur perler sur son front, et songe à enlever sa veste. Mais alors que l’employée propose d’en référer au pharmacien, la porte coulissante s’ouvre et un homme en costard, un alter ego de Wilhelm, pénètre dans la pharmacie.
C’est fichu. Des héros comme Wilhelm n’exposent pas leur constipation aux pairs. Il dit très haut : « Merci beaucoup, Madame, je vous souhaite une bonne journée » et repasse la porte sous les yeux ahuris de la jeune femme.
Le revoilà dans la rue, tout triste et moche, songeant avec angoisse aux maux qui l’attendent. Si seulement sa femme était là… Wilhelm soupire, puis s’arrête pour laisser passer une crampe intestinale fulgurante. Héroïque, il reprend son avancée mélan- colique. Pauvre Wilhelm !
Il marche encore quelques minutes et entre dans le building du pas assuré de l’homme qui vous sauve tous bande-de-bras-cassés. On le salue avec respect, quelques cravatés lui serrent la main en passant. Il y a des privilégiés qui savent que tout à l’heure aura lieu la grande confrontation avec Gessler. Gessler, le mal contemporain, celui qui veut s’approprier l’entreprise, joyau de suissitude depuis des générations. Que resterait-il ensuite de leur identité ? Il n’en resterait rien. Mais Wilhelm veille. Il entre dans l’ascenseur, bien calé sur ses deux mocassins italiens, sentant la flanelle de son complet glisser contre ses jambes et les regards admiratifs des pairs, tous ceux qui rêvent d’être lui. Wilhelm a un sourire de satisfaction tandis que la porte de l’ascenseur se referme, puis une nouvelle crampe fulgurante pendant la montée au 7ème étage. Il ne fait plus son malin en sortant de l’ascenseur, et s’essuie le front en longeant les murs, pour une fois aveugle aux civilités.
Impossible d’être performant dans ces conditions. S’il ne se déleste pas avant le rendez-vous, tout est perdu, il en est sûr à présent. Pendant les trois heures qui suivent, Wilhelm absorbe trois cafés et 1 litre de jus d’oranges. Il a la tête toute prise par son ventre et la négociation disparaît derrière des évocations heureuses de faïence éclaboussée.
Il sort du building un peu avant le rush de midi ; il a décidé de tenter une autre pharmacie. Peut-être un anti-douleur ferait l’affaire, en attendant. Wilhelm pense qu’il est trop tard pour agir sur la source du mal et il s’y connaît, en planning intestinal.
Il prend un taxi pour s’éloigner au maximum du quartier des pairs. Quand il parvient enfin dans un quartier populaire, il paie et sort de la voiture. Il cherche une pharmacie, avançant sur un trottoir bondé où personne ne le voit. C’est la première fois qu’il vient ici, et il a tout juste le temps de constater que la rue est pleine d’étrangers, qu’une crampe le reprend, d’une telle violence qu’il s’appuie de la main contre une façade en gémissant.
Il n’y a pour le voir qu’une grosse dame qui vend des fruits et légumes contre la même façade. Elle demande, de loin, avec un accent : « Cha va, Meuchieu? » Wilhelm, plongé dans sa souf- france, ne songe même pas à répondre. La grosse dame s’approche, pose une main sur son dos et demande : « Vou chavez mal au ventre ? » Wilhelm lève enfin les yeux, voit un gros visage gentil tout près du sien ; délesté de pudeur à défaut du reste, il répond : « Complètement constipé… » La grosse dame, surprise, se met à rire de toutes ses dents: « Alors vou chêtes bien tombé ! »
Elle s’éloigne de lui, retourne à son échoppe et fait signe à Wilhelm de s’approcher. Il s’est redressé, et tamponne son front en la rejoignant à petits pas fragiles. Elle sort une pomme d’un carton, et lui dit avec des airs conspirateurs : « Manchez chette pomme. Vous verrez, dan chune heure, tout ira beaucoup mieux. » Le frère de Madame Rodriguez travaille au noir dans une entreprise qui traite beaucoup ses fruits. En famille, ils parlent toujours des « fruich qui font chier ». Madame Rodriguez est facétieuse; elle garde les détails pour elle.
Elle tend la pomme à Wilhelm avec tant de conviction qu’il s’en saisit et l’examine attentivement. Une belle pomme, « une gala » se dit Wilhelm qui aime beaucoup les galas. Il lève les yeux vers la dame qui l’encourage toujours des yeux. Wilhelm décide qu’il n’a plus rien à perdre ; il sort son porte-monnaie et demande : « Combien je vous dois ?
-Ye vous l’offre. Cha va vou chaider, vous verrez. » Elle l’ob- serve de son bon œil approbateur tandis qu’il croque dans la pomme, la trouve bonne, dit « merci beaucoup » et s’en va, plus léger déjà sans savoir pourquoi.
Wilhelm se promène dans ce quartier qu’il ne connaissait pas en mâchant sa gala avec application. Ça sent l’amande grillée et en passant devant une autre échoppe, il achète des pistaches.
C’est en montant vers son 7ème étage que Wilhelm perçoit un grand bouleversement d’entrailles. Il est 12h55 ; et Wilhelm redé- couvre avec un bonheur mêlé d’effarement ce que c’est que de se délester du poids de la semaine.
C’est ainsi qu’à 15h, l’esprit tranquille et le ventre léger, Wilhelm le héros put sauver l’entreprise et sa suissitude, comme prévu.