L’été

Aujourd’hui, c’était l’été. Il y avait les éclaboussures de lumière dans le crawl des nageurs; leur bras retombaient sur le bleu turquoise comme au ralenti. Parfois, des pieds nus passaient en courant près de sa tête, puis revenait le bruit heureux des cris d’enfants mêlés aux mouvements de l’eau. Sous son linge, la pierre irradiait une chaleur jaune vif.
Quand elle s’est levée, elle a vu le soleil très bas et la piscine frémissait d’éclats blonds.

Plus tard, dans un parc, les arbres se découpaient noirs sur le lait nuit des nuages. Les aigrettes des pissenlits faisaient des soleils inversés; le soir était rose de lampadaires. En rentrant, elle a croisé une famille de hérissons.

Quand je dis elle, il faudrait dire je. Ce soir-là, des consentements informulés s’élançaient de partout, et plus rien n’était grave.

Marignan, etc

Il était une fois de valeureux guerriers, quʼon appelait les Suisses. Ils avaient de gros mollets de montagnards, et jetaient à lʼoccasion des troncs dʼarbre sur leurs ennemis (Morgarten, 1315). Ils étaient si puissants et si sauvages que tous les princes dʼEurope, et jusquʼau pape, payaient des sommes folles pour que ces hommes fassent partie de leurs armées

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Le pays dont on vient

Le pays dont on vient, c’est comme la famille. On ne l’a pas choisi. Il arrive qu’il nous fasse honte, mais c’est comme ta mère : il n’y a que toi qui peux critiquer. On y a reçu nos premières leçons, les choses à dire et celles à taire ; quand rire et quoi faire. Il a fixé les premières habitudes, la raclette avec les cornichons, l’avis du Conseil fédéral avec les votations… D’accord ou pas, on est imprégné. C’est ce bagage-là qu’on promène dans le monde ; c’est avec lui qu’on compare, c’est avec lui qu’on comprend. Le pays dont on vient, c’est comme la famille : on commence par en faire partie ; il finit par faire partie de nous. 
 
Paru dans le livret « SRF ist… », sous la section « Identitätstiftend », Schweizer Radio und Fernsehen, 2015.

Pourquoi j’écris

J’écris par vengeance.
Ça a été le seul moyen de casser la gueule à Florian. Il n’en a jamais rien su, mais je lui ai découpé les organes et arraché les dents.
Le lendemain, le lever du jour faisait une ligne turquoise sur la bordure des montagnes. Au-dessus, la nuit passait au bleu de prusse, et j’ai regardé le turquoise prendre la maîtrise du ciel.  Alors il a fallu que je prolonge l’instant et j’ai pris un stylo. Depuis, il continue de vibrer; c’est un instant suspendu, dilaté comme une bulle.
Ce soir-là, on m’a demandé pourquoi j’écrivais. J’ai parlé des auteurs que j’aime et des émotions esthétiques. Exaltée, j’ai dit: “Le plaisir du rythme, des sonorités du texte, n’a pas de concurrence.” Et j’ai réalisé que ma braguette était ouverte.
En rentrant, j’ai écrit l’histoire de cet homme qui fait une déclaration d’amour avec du persil dans les dents. Ça m’a fait rire; j’ai remercié cette conne de braguette. Dehors, la lune avait une drôle de couleur, les arbres craquaient dans le vent noir. Je suis sortie et j’ai cherché les mots adéquats. C’est en les trouvant que j’ai accédé à cette lune et ce vent-là.

En m’endormant enfin, je me suis demandé ce qui valait la peine d’être dit. Mais, même si je me pose la question, ce n’est pas là ce qui me pousse à écrire.

Publié dans LA PIJE (journal autour du PIJA), no 2, juillet 2012, numéro en partie dédié à la question « Pourquoi j’écris? ».

Enceinte

Cette nuit, j’ai rêvé que l’enfant allait mal. Je me suis levée, et je suis venue ici, dans le grand salon obscur, pour parler d’elle. Elle n’a pas 6 mois, et je sens parfois des coups dans mon ventre comme d’énormes mouvements d’intestins. Ce sont ses pieds, ses mains, cinq doigts partout et qui s’activent, tout son petit corps neuf qui s’entraîne à la vie. Ça me surprend chaque fois, et j’aimerais qu’elle tape plus souvent, pour m’assurer de sa vigueur et qu’elle aille bien.

Et pourtant, je suis gênée lorsque j’en parle, je ne veux pas dire ça, le plaisir que j’éprouve à ce qu’elle tape, à ce que déjà elle existe si fort à l’intérieur de moi, déjà une personne.

Je cache mon ventre et beaucoup de gens qui me fréquentent ignorent que j’attends un enfant, tant je cache bien et tant la bosse est petite.
Hé oui, j’ai peur d’être exclue du grand cirque, toujours ce monde de mâles où se disent les choses qui comptent. Ne me reléguez pas au gynécée.
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Pipe au Sustenpass

Ils sortent en se tenant la main.

“On the road again!” La toyota de ses parents démarre comme sur des rails; il remet ses lunettes de soleil, elle regarde les monts environnants avec un regard de vamp. Elle a mis ses talons et acheté une paire de fausses Ray-ban en Italie. Ils vivent le voyage à fond la caisse.

Ils ont 22 ans et c’est leurs premières vacances en amoureux.

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Le retraité, l’adolescent et la politique…

Monsieur Moser a décidé de faire une quiche. C’est sa deuxième cette semaine et elle va être aux légumes. Monsieur Moser s’applique à manger fruits et légumes pour être en bonne santé et profiter de sa retraite. La retraite est une période pendant laquelle un individu âgé n’a plus rien d’autre à faire que ce qui lui plaît. Ce moment béni est financé par les salaires des générations qui suivent. Pour que M. Moser et tous ses contemporains puissent jouir de leur retraite, il faut donc que beaucoup de gens travaillent. C’est la raison pour laquelle M. Moser apprécie les familles nombreuses et non les couples sans enfants.

Monsieur Moser a bien d’autres opinions politiques. Par exemple, il a lu des choses terribles sur la culture des légumes espagnols, et cela fait fort longtemps qu’il n’achète plus que des légumes de production locale. C’est pourquoi, pour préparer sa quiche aux légumes, M. Moser choisit un paquet de magnifiques carottes suisses.

Ces magnifiques carottes suisses ont été plantées par Bogdan.

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El Toro

On l’appelle El Toro et tandis qu’il la besogne, elle se dit que les surnoms sont souvent
usurpés. Elle voit par la porte-fenêtre le petit chat qui gambade et fait des bonds et elle sourit, se disant que la nature est merveilleuse et que l’été est une saison délicieuse. Elle pense au pamplemousse qu’elle va manger tout à l’heure, elle contemple dehors la propriété qui bourdonne et vibre du vol des insectes. Elle est presque heureuse ; oubliant El Toro, elle voit par la porte-fenêtre l’été jaune qui s’étale. Le petit chat cependant se rapproche… Elle s’aperçoit que c’est une minuscule souris qui le fait ainsi bondir et gambader. Le chat a ses moustaches dans tous les sens, de contentement, ses poils follets sont tout hérissés de joie. Les petites pattes vont frapper de coups secs, très légers, la souris qui couine. Voilà qu’il s’assied, penche sa tête hirsute, la patte gauche en cuillère hésitant devant la souris qui s’est décidée à ne plus bouger.
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Le mythe fondateur

Wilhelm va négocier ce mois-ci le contrat du siècle. Que dis-je, ce mois-ci? Aujourd’hui! C’est aujourd’hui qu’il doit négocier. Il transpire et sourit vaguement, tout minuscule et insignifiant dans la rue, avec sa petite tête moche qui avance sur le gris des murs, contenant humblement ce grand cerveau si précieux pour l’entreprise. Wilhelm est l’homme qui sauve des faillites, il est l’homme du contrat juteux et du redressement budgétaire. Wilhelm is the man, comme ils disent. Un héros moderne.

Il entre dans la pharmacie, s’assure qu’il n’y ait pas de clients tapis dans les coins et dit à l’employée, très vite : «Bonjour Madame, je suis constipé depuis une semaine et mon médicament actuel ne fait plus d’effet. Que me conseillez-vous?»

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