Enceinte

Cette nuit, j’ai rêvé que l’enfant allait mal. Je me suis levée, et je suis venue ici, dans le grand salon obscur, pour parler d’elle. Elle n’a pas 6 mois, et je sens parfois des coups dans mon ventre comme d’énormes mouvements d’intestins. Ce sont ses pieds, ses mains, cinq doigts partout et qui s’activent, tout son petit corps neuf qui s’entraîne à la vie. Ça me surprend chaque fois, et j’aimerais qu’elle tape plus souvent, pour m’assurer de sa vigueur et qu’elle aille bien.

Et pourtant, je suis gênée lorsque j’en parle, je ne veux pas dire ça, le plaisir que j’éprouve à ce qu’elle tape, à ce que déjà elle existe si fort à l’intérieur de moi, déjà une personne.

Je cache mon ventre et beaucoup de gens qui me fréquentent ignorent que j’attends un enfant, tant je cache bien et tant la bosse est petite.
Hé oui, j’ai peur d’être exclue du grand cirque, toujours ce monde de mâles où se disent les choses qui comptent. Ne me reléguez pas au gynécée.
Alors je cache la bosse de mon ventre, et je fais comme si cela n’était pas. Et pourtant, je vous le dis à vous : dans la rue, je fais la conversation à mon ventre avec des mots tout petits et je lui explique des choses pour qu’elle n’ait pas peur – de quoi ? De rien, de tout. Juste ça, qu’elle n’ait pas peur.

J’ai avec mon ventre une relation d’amour, mais hors du gynécée, il manque les mots justes pour en parler, de la joie de ce corps asservi. C’est qu’il ne s’agit plus de dominer la matière, cette noble affaire dont causent les hommes depuis des siècles. Il s’agit d’y être soumis – et voilà la femme rivée à sa condition de bête, celle que la civilisation de tout temps s’est appliquée à dompter. Cela manque de grandeur, oui, et c’est tellement intime, n’est-ce pas ? Et pourtant sous mon nombril se déroule la plus extravagante des aventures, l’expérience la plus folle et la plus universelle qui soit. Mais parce que c’est une aventure de femme et qu’il ne s’agit que de ce corps trivial qui me rapproche des vaches et de toutes les vulves de la création, les mots me restent bloqués dans la gorge. Je fais comme s’ils n’existaient pas ; je joue au pur esprit. Je veux faire partie du grand cirque moi aussi.

Alors il me reste les nuits, 3 heures du matin dans le salon obscur, pour réintégrer le gynécée et m’approprier les mots qui gênent. C’est l’heure du silence, pas une voiture et pas une voix. J’ai toute la place qu’il faut pour dire ces petites choses tendres et effrayées, qui ne sont que des choses d’amour et d’inquiétude déjà – est-ce que tu vas bien, petit être dans la nuit de mon ventre? Comment se sent-on là-dedans ? Mon corps que tu habites et les chromosomes réunis font-ils pour toi ce qu’ils doivent ? Y aurait-il je ne sais quelle hormone, quel mystérieux assemblage auquel botter les fesses pour qu’il s’applique mieux? Et dis-moi, quand j’ai peur comme ça, je ne te fais pas peur, n’est-ce pas?

Les oiseaux ont enfoncé les mélodies dans leur jabot soyeux et fermé leurs yeux comme des billes ; par la fenêtre entrouverte on ne perçoit que des nappes mouillées d’air frais qui descendent sur la nuit. On est en juin ; il fait froid. J’ai peur des bouleversements climatiques et d’une fin de monde, et pourtant, je suis entrée dans l’année de mes 34 ans et j’ai voulu cet enfant. J’ai voulu quelqu’un à qui donner ce peu que je sais, lui raconter des choses belles et heureuses et transmettre des idées pleines de vertus ; j’ai voulu qu’un individu né de moi participe à son tour au grand cirque et qu’il le fasse mieux.
Ce n’est pas rationnel : les idées pleines de vertu sont une abstraction et la terre une poubelle. Bientôt nous serons 8 milliards de connards entassés là-dessus, 8 milliards de connards tous comme moi, tous à désirer transmettre des choses belles et heureuses et des idées pleines de vertu. On n’a jamais entendu autre chose, si ? Et ces milliards qui en engendrent sans arrêt de nouveau, ils ont beau s’enfoncer les uns sur les autres dans cette immense débâcle, ils insistent, c’est irrésistible : ils repeignent les murs en rose et se mettent à rêver. On l’appellera comme ceci ou comme cela, et on lui donnera tout ce qu’on a. On lui apprendra le goût des choses et le monde alentour. On se tient là, les bras tendus, les mains pleines de tout ce qu’on veut offrir ; on est bien. Et tout concentré sur les rires d’enfants qui nous résonnent dans la tête, on a oublié les problèmes qu’on fuit et la famille qu’on flinguerait, le climat à vau l’eau et ces millions qui vivent une vie d’agonie. On n’est pas réaliste. Il faut se pardonner, on ne peut rien y faire : on est amarré à cette immense machine, le cycle de la vie qui pousse sans trêve sa sève à travers nous, sans savoir que vraiment, il en a assez fait du côté des hommes.
Et j’ai beau m’en vouloir de céder, j’ai beau avec toute ma raison, penser qu’un enfant de plus c’est peut-être un enfant de trop, je me tiens là moi aussi, les mains tendues pleines de tout ce que je veux offrir, et je souris. J’aurais dû adopter, c’est idiot. Mais non, j’ai comme tout le monde le désir d’engendrer la chair de ma chair ; il pousse un bourgeon à l’arbre généalogique et des générations derrière moi me regardent caresser ce ventre encore discret en disant des mots tout petits.

Alors je crois bien que c’est moi qui ai peur, bien plus qu’elle. Qu’est-ce qu’elle en sait, elle, du temps qui passe et des maladies ? De l’angoisse que tout foire et que la vie bascule ? Elle n’en sait rien. Elle poursuit sa croissance paisible dans un peu d’eau ; elle attend son heure tandis que moi là dehors je la caresse et lui murmure des douceurs parce que j’ai peur qu’elle aille mal, de mal m’en occuper, parce que j’ai peur de ce monde que je vois, qui n’est qu’un seul grand cri. J’ai peur de tout ; j’apprends à être mère.

Ecrit en juin 2013

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