Les jours ordinaires

Marc est accoudé contre le rebord de la fenêtre ; il regarde les nuages. C’est ce qu’il préfère, lorsqu’enfin le temps s’arrête et que les nuages prennent l’intérieur de sa tête. Il cesse de penser, ne participe plus. Il est ces nuages lourds, baladés dans un grand souffle. Plongé hors du temps, heureux.

Derrière lui, la porte claque. Il sursaute. Descend du ciel et retrouve son appartement, se retourne ; elle est en train de poser sa veste sur le porte-manteau. Elle s’approche. « Toujours dans les nuages ? » Il hoche la tête. Ils se sourient. Silencieux encore, il pose une main chaude sur sa joue à elle, qui est glacée : « Il fait froid…
-Oui… On ferme la fenêtre ? » Il s’éloigne un peu du rebord ; elle ferme la fenêtre.
« T’es prêt ?
-Quoi ? déjà ?
-On a rendez-vous à 19h…
-Ah, pardon, je croyais que c’était à 19h30… Je vais me laver les dents. » L’écarte un peu de lui. « Ça va, comme je suis ? » Elle le regarde, amoureuse, ses beaux yeux, la délicieuse, son beau regard qui le détaille : « T’es le plus beau, de toute façon…
-Non, mais comme je suis habillé, je veux dire… Je devrais mettre une chemise?
-Ah, mais non. J’aime bien ce t-shirt. » Et parce qu’il lui plaît tant, elle s’approche et l’enlace. Elle a dans les mains tout son torse fin, elle le respire. Après quelques secondes, il s’éloigne : « Faut que je me lave les dents, on va être en retard, je déteste ça. » Dans son dos, elle sourit. Elle le connaît bien. Elle sait qu’il déteste être en retard et c’est pour lui qu’elle s’est hâtée de rentrer. A elle, ça lui est égal. Elle est toujours en retard.

« Entrez, entrez ! » Tout le monde se fait la bise, on s’exclame. La mère de Lucie : « Tu as coupé tes cheveux ?
-Mais non, maman. Tu me demandes ça chaque fois qu’on se voit, c’est incroyable quand même. » Le père : « Je te prends ta veste, Marc. » Marc la lui tend, sourit. Il n’ose pas demander ce qu’il y a à manger, alors il va tranquillement en direction de la salle à manger, qu’il longe pour s’approcher de la cuisine américaine. Ça sent bon. Il dit enfin, le père sur ses pas : « Ça sent bon. Qu’est-ce qu’on mange ? » Le père prend une bouteille de Gewürtzraminer sur le bar, et commence à l’ouvrir en expliquant : « Elle a prévu une fondue de poisson cette fois. Lucie ne t’a pas dit ?
-Non. Elle aurait dû ?
-Vu que tu aimes le poisson, je pensait qu’elle te l’aurait dit, oui. » Alors cette odeur… ? Ah, les sauces, bien sûr. Il aimerait bien ouvrir le frigo pour voir les poissons qu’elle a achetés, mais le père de Lucie lui tend un verre. Les deux femmes reviennent en papotant. Lucie se plaint de l’absence de sa sœur. Marc, figé, sourit et attend. « Santé », lance le père une fois que tout le monde a son verre en main. On fait tinter les verres, on sourit, puis ils se remettent tous à parler. Le père demande à Marc comment ça se passe, le boulot. Marc, comme d’habitude, répond : « Ça va, ça va. » Pour ne pas plomber la conversation, il ajoute : « On a développé un nouveau type de laser qui nous permet de récolter des données beaucoup plus précises. Ça commence à prendre forme. » La mère de Lucie : « Vous parlez des analyses de matière molle ? » Il voit à la commissure de ses lèvres l’habituel sourire qui se dessine. Le terme « matière molle » les fait toujours sourire. « Oui, exactement. » Le père, sérieux : « C’est bien, ça. Ça va servir l’industrie alors ?-Oui, bien sûr. Toutes les données supplémentaires qu’on peut obtenir sont bonnes à prendre, pour eux. » Il boit une gorgée.

Un peu plus tard, ils sont à table. Lucie raconte les problèmes de santé de l’enfant d’une des ses amies, puis la mère raconte l’enfance de Lucie et de sa sœur Marion. Marc savoure les noix St-Jacques et n’arrive pas à savoir s’il les préfère aux rougets. Il alterne pour se fabriquer une prédilection. Il décide finalement que l’honnêteté voudrait qu’on ne les compare pas. Les deux sont délicieux. Le père n’arrête pas de leur resservir à boire. Il commence à être un peu saoul, ça se voit à sa façon d’avaler les mots. En général ça va moins vite ; il parle comme ça au dessert. Marc se ressert une énorme tranche de saumon. Il la mange en partie crue, réservant l’autre partie à la cuisson. Il adore le saumon. La mère de Lucie, en les regardant : « Mais vous, les petits, vous n’y pensez toujours pas ? Ça serait tellement joli. »

Marc, qui était concentré sur le saumon, met quelques secondes à comprendre qu’on parle d’enfant. Lucie le regarde, et regarde à nouveau sa mère en face d’elle. Elle explique avec lassitude : « On n’est pas pressés, maman.
-Marc, vous n’en voulez pas, vous ? » Marc tourne la tête vers Lucie, puis regarde sa mère : « Je ne sais pas…. Je… » Le père de Lucie l’interrompt : « Ah, mais laisse-les, ils sont jeunes encore. » La mère (Lucie pousse un soupir) : « Ils ne sont plus si jeunes, tu sais… »

Lucie : « Marion pourrait… » Sa mère la coupe : « Marion n’est pas dans la même situation que toi. Elle passe la moitié de sa vie en voyage, elle n’a pas de copain. Je ne suis même pas sûre qu’elle saurait s’occuper d’un enfant. »  Marc se renverse en arrière, préférant faire une pause avant de terminer sa moitié de tranche de saumon cru. Il met sa main dans le dos de Lucie, l’avant-bras posé sur le dossier de sa chaise. « Elle ne devait pas rentrer la semaine passée, d’ailleurs ? » La mère soupire : « Vous savez, avec elle… » Marc aime bien quand Marion est là, parce qu’elle a toujours un tas de choses à raconter. Le père dit : « Elle a décidé de partir en reportage dans le nord du pays… » La mère : « Il va quand falloir qu’elle s’arrête, un jour, non ? » Le père acquiesce. Marc voudrait demander pourquoi, mais il craint d’orienter la conversation sur une pente glissante. Il se replonge dans la dégustation de son saumon. Lucie demande : « Pourquoi vous voudriez qu’elle s’arrête ? » La mère soupire : « On ne peut pas vivre toute sa vie comme ça, tout de même.
-Ah ? Pourquoi pas ? Elle est payée, non ?
-À peine, elle est à peine payée.
-Je veux dire qu’elle n’est dépendante de personne. Et elle aime ce qu’elle fait. Pourquoi vous n’acceptez pas ça ?
-Mais Lucie, ce n’est pas une vie… Et puis il va bien falloir songer à rentrer au bercail, un jour ou l’autre, tu ne crois pas ? » Lucie pique une crevette et répond : « Non » en regardant son assiette. Un silence lourd. Marc ajoute en coupant un dernier morceau de saumon : « Elle est très courageuse, en tout cas. » La mère ricane : « J’aimerais qu’elle le soit un peu moins. » Les visages se sont figés, un silence pesant s’installe. Le père : « Encore un peu de vin, Marc ?
-Volontiers. Il est excellent.
-Oui, on l’a acheté en rentrant des Châteaux de la Loire. » La mère : « Moi je préfère le blanc, avec le poisson. » Marc, en levant son verre vers la lumière : « Il a belle robe… » Lucie glousse. Marc : « C’est quoi ?
-Un Chinon… » Le père lui tend la bouteille, Marc regarde l’étiquette : « Ah, et ils utilisent du Cabernet Franc.
-Exactement », dit le père avec satisfaction. Marc lui redonne la bouteille.
-Excellent », conclut-il en sirotant encore une gorgée.

***

« Depuis quand tu t’y connais en vin, Marc ?
-Je ne m’y connais pas, pourquoi ?
-Alors c’est quoi cette histoire du Cabernet… Cabernet je sais plus.
-Cabernet Franc. C’est le cépage. C’était écrit sur l’étiquette. Ça a détendu l’atmosphère, non ?
-Oui.
-Voilà, c’est tout. Et de toute façon, à force que ton père nous parle de ses vins, on finit par les connaître, non ?
-Pas tellement, non… »
Lucie allume l’auto-radio. Il fait un peu froid, quelques gouttes de pluie s’écrasent mollement sur le pare-brise. Marc regarde dehors. L’asphalte va bientôt être brillant ; il regrette qu’il n’ait pas commencé à pleuvoir plus tôt. Lucie, douce : « Pourquoi tu ne réagis jamais ?
-Réagir à quoi ?
-À ce qu’ils disent.
-C’est pas ma famille.
-Tu ne les contredis jamais.
-Oui, c’est pas ma famille.
-Ta famille non plus, tu ne la contredis pas.
-Je ne vois pas l’intérêt. On ne les fait pas changer d’avis en les contredisant. Ça sert à rien.
-Mais alors tu dis jamais quand t’es pas d’accord ? »
Marc hausse les épaules dans l’obscurité de l’habitacle. Les lampadaires les éclairent par vague, de l’orange sur leur cuisse et leur visage. Il dit : « Je ne vois pas l’intérêt.
-Mais pour leur montrer, au moins, que tout le monde ne partage pas leur vision du monde ! Au moins ça, Marc !
-Oui… Peut-être tu as raison. » Il commence à pleuvoir fort. Elle accélère la cadence des essuie-glace. À la radio, ils passent une chanson de Nancy Sinatra, à propos d’une histoire d’amour qui se termine. Elle chante : « My baby shot me down. » Instant d’intense et brève jalousie envers tous ceux-là qui éprouvent l’amour à s’en tuer… À la fin de la chanson, Marc demande à Lucie : « Si je te quittais, ça te ferait comme à elle? Comme si je te tuais? » Elle le regarde à nouveau rapidement, puis les yeux fixés sur la route, elle décélère : « Pourquoi ?
-Parce qu’elle compare leur séparation à un meurtre. C’est comme s’il la tuait. Je demande, c’est tout. » Lucie dit alors, doucement : « C’est une métaphore, tu sais… » Elle sourit ; ajoute, plus grave : « Mais peut-être, oui, c’est peut-être un peu ça. » Un silence et elle demande à son tour : « Pas toi ? » Il dit ce qu’on dit dans ces cas-là : « Si, bien sûr… » Un silence. Elle dit encore : « Et toi, tu voulais lui répondre quoi à ma mère, quand elle a parlé d’enfant ?
-Je sais pas. Pourquoi ?
-Parce que j’ai bientôt trente ans. Je commence sérieusement à y penser… Pas toi ?
-Non. Pas sérieusement. » La voiture entre dans le parking. Il pleut très fort maintenant. Elle se gare et demande enfin: «Pourquoi tu dis jamais que tu m’aimes ? » Il réfléchit intensément, répond : « Je sais pas. Ça me vient pas à l’esprit, de dire ça. » Sa main est posée sur la poignée de la portière ; elle demande encore : « Tu m’aimes ? » Il dit : « Oui. » Il lui donne un baiser.

Il pense, sur le chemin de leur immeuble, courant sous une pluie battante, qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez lui. Quelque chose d’insuffisant. Il paraît que son amour devrait être lancinant, faire parfois mal d’être trop fort…. Plus tard, fumant une cigarette à la fenêtre, l’oreille attentive à la pluie battante qui tinte sur le rebord métallique du cadre et fait une mélodie grave tout en bas, sur l’asphalte odorant, Marc repense à cette chanson d’une fille qui se sent morte d’avoir été quittée. Il se dit qu’il éprouve si peu et se demande s’il est incomplet… Se demande si c’est son cœur qui est trop exigu ou s’il s’est plutôt trompé de vie… Il aspire une grosse bouffée qu’il souffle vers la nuit et brutalement, quelque chose en lui se déchire. Une tristesse immense, enveloppante et sucrée, le prend à la gorge. Ses yeux se remplissent de larmes ; il réfrène un sanglot.

Ce soir-là, il se couche un peu plus tôt que d’habitude. Pour faire passer le saumon, sans doute. Et retrouver la douce désinvolture des jours ordinaires…

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