El Toro

On l’appelle El Toro et tandis qu’il la besogne, elle se dit que les surnoms sont souvent
usurpés. Elle voit par la porte-fenêtre le petit chat qui gambade et fait des bonds et elle sourit, se disant que la nature est merveilleuse et que l’été est une saison délicieuse. Elle pense au pamplemousse qu’elle va manger tout à l’heure, elle contemple dehors la propriété qui bourdonne et vibre du vol des insectes. Elle est presque heureuse ; oubliant El Toro, elle voit par la porte-fenêtre l’été jaune qui s’étale. Le petit chat cependant se rapproche… Elle s’aperçoit que c’est une minuscule souris qui le fait ainsi bondir et gambader. Le chat a ses moustaches dans tous les sens, de contentement, ses poils follets sont tout hérissés de joie. Les petites pattes vont frapper de coups secs, très légers, la souris qui couine. Voilà qu’il s’assied, penche sa tête hirsute, la patte gauche en cuillère hésitant devant la souris qui s’est décidée à ne plus bouger.

Cette fois c’en est trop. Elle dit : « T’as vu ce qu’il fait, cet enfoiré de chat ? »
Lui, concentré, le souffle court : « Hein ?
– Le chat, il joue avec une souris. T’as vu comme il a l’air content ? » El Toro lui met une petite gifle amicale sur la fesse droite : « Oui oui, t’aimes ça, jouer à la sourris, hein ? » Elle essaie de s’enlever mais il la tient bien ferme et pousse un grognement animal. Elle se demande s’il faut simplement attendre qu’il ait fini, ou si cela vaut la peine de tenter de sauver cette pauvre souris. « Merde, je lui donne pas assez à bouffer, ou quoi ? Et est-ce qu’il est obligé, franchement, de les faire agoniser si longtemps ?? » Elle l’appelle : « Minet…. Minet…. » El Toro, de derrière : « Oui oui, ton grrrros minet. » Le chat tourne une oreille mais pas la tête. « Minet …. Pschit ! Viens là, le chat. » El Toro accélére la cadence. C’est pas vrai, il est complètement con en fait. Peut-être qu’il ne connaît pas les nuances de la langue ?.. Et l’autre qui continue de pousser de la patte cette pauvre souris. Ah ! voilà qu’ils se remettent à courir. El Toro, de derrière, grogne encore et gifle à nouveau sa fesse : « Grr… Ton mi-innet. Le-gros… mi-net », rythmant à présent chacun de ses coups. Le pauvre Toro. Lui qui lui racontait il y a pas une heure comment il avait fait pleurer une fille tellement c’était bon. « Je suis conne, moi… Je me fais toujours avoir. Il suffit qu’ils me disent qu’ils ont une grosse queue ou qu’ils font jouir les filles à coup sûr, et paf. Bon, des fois ça a été une sage décision. En fait. » Elle repense à un gars, précisément, dont on lui avait vanté l’efficacité et la taille du membre, et qui l’avait faite jouir comme jamais. « Bah. C’est une prise de risque. Des fois ça foire, c’est normal…Et puis un surnom comme El Toro… Forcément j’y ai cru. »


Elle commence à trouver ça long et pousse un petit gémissement, d’encouragement. La souris, là-bas, s’est arrêtée de courir et fait la morte. Il faut vraiment aller l’aider, c’est pas possible de laisser crever comme ça une petite souris qui va même pas être mangée. Soit elle simule, soit elle s’enlève, très simplement. Mais à penser à lui et sa certitude de faire jouir les filles, elle est prise de pitié. Arrangeante, elle se décide à articuler: «Oh oui, oui, je vais venir ! oh oh ! » Lui, encouragé, très sûr de lui : « Ah… dis-moâ quand… » Elle attend quelques secondes, puis : « Ah je viens, ah je viens, oui ! oui ! » Il y va à grands coups, elle pousse un râle, il fait pareil et s’écrase sur elle. Il lui soupire dans l’oreille : « Mmmh… » Elle voit son reflet dans la porte-fenêtre. Elle se sent tout à fait ridicule, avec son derrière à l’air et El Toro qui grogne de contentement dans son dos. « Tout ça pour ça », se dit-elle tristement. Dépitée, elle se redresse puis, oubliant El Toro, elle s’en va à la cuisine et regarde son jardin depuis le seuil. Elle se souvient que l’idée était de sauver la petite souris mais elle reste là, à les observer, le chat et elle. El Toro crie depuis le fond du couloir qu’il va prendre une douche ; il sifflote en montant l’escalier. Elle pense très fort au pamplemousse mais reste l’oeil rivé sur le minet, qui a l’air si content. Le pamplemousse ou la souris ? Toujours hésitante sur le seuil de la cuisine, elle se demande surtout pourquoi il faut toujours qu’elle soit si gentille. Pourquoi ne serait-il pas puni de son
imbécillité et sa maladresse, de sa queue trop courte et ses mains rêches ? Lui qui se prend
pour un taureau, un étalon qui fait, de joie, pleurer les filles… Et puis elle voit son téléphone portable sur la table de la cuisine. Curieuse, encore vaguement alanguie, le corps à l’été, elle s’en saisit ; elle lit ses messages, regarde ses photos. El Toro a des enfants avec une femme qui l’aime. El Toro reçoit des messages d’amour, des rendez-vous familiaux, des baisers d’enfant, et El Toro est un mauvais coup et le petit chat s’amuse si bien avec la petite souris, et puis finalement elle a envie de se sentir vivre elle aussi…

Elle tire une chaise à elle, et s’assied, appuyée des deux coudes à la table de la cuisine. Là-bas, à l’étage, on entend l’eau qui coule sur El Toro. De temps en temps il sifflote. Il a tort de faire tant de bruit… Elle lit encore quelques messages, elle regarde les photos des enfants, de l’appartement dans lequel ils vivent. Elle se demande où il a mis son alliance. Dans sa petite main elle tient bien fort ce téléphone portable. Elle rit toute seule à présent. Avec le téléphone portable d’El Toro elle fait une photo de son sein gauche. Elle écrit le message qui va accompagner la photo.
Il a fini sa douche. Il siffle fort à présent. Elle se lève, elle respire fort, dressée sur le seuil de la cuisine et vêtue jusqu’à la taille. Elle est dans la touffeur de l’été, elle est chez elle et son petit chat hirsute la regarde avec son air de bonheur, les moustaches toujours hérissées et comme un soupçon de sourire sur les babines.
La souris profite de cette seconde d’inattention pour à nouveau tenter une évasion. Mais le
chat bondit et tend sa petite patte.  Elle retourne à l’intérieur et prend le pamplemousse dans le frigo. Elle le coupe en quatre et s’assied dehors, les fesses sur une dalle chaude, le téléphone portable à côté d’elle chauffant doucement dans le soleil. Elle mange tranquillement son quart de pamplemousse en regardant le minet faire la fête avec la souris. On l’entend ronronner à présent. Ma foi, c’est ça être un chat. On ne peut pas lui reprocher de vivre selon sa nature. Le jus lui coule sur le menton ; elle plisse les yeux et regarde le ciel bleu acier. C’est merveilleux, ces étés tranchants et définitifs comme du métal. Et voilà qu’El Toro sort de la maison, se dirige vers elle en reboutonnant sa braguette. « C’est bô chez toi.
-Merci. Tu veux un morceau de pamplemousse ?
-Non merci… C’est trrop … acide… J’aime pas ça.
-Ah. » Elle se couche sur la dalle brûlante et regarde le ciel. De temps en temps on entend la petite souris qui couine.
El Toro, debout, observant le chat qui joue : « Tou… Tou veux pas sauver la souris ?
-Ben non. C’est une souris. Elle a qu’à se débrouiller. » Une pause. « Mâ. Tou trrouves pas
que c’est crouel ? Il va pas la manger, le chat, si ?
-Non. Il les mange jamais. Y a rien à bouffer là-dedans…
-Moi je crrois que c’est oune perverssion. Le chat dans son instinct il aime manger les sourris, et c’est pour ça qu’il continue de les chasser. Mais il les mange plou. Il a des choses meillôrres à manger. C’est que dou plaisir… » Elle se redresse, elle hausse les épaules. Il a sans doute raison. Elle sourit à son petit chat qui la regarde, ses oreilles pointues dirigées vers elle. Elle le sent tout tendu d’amour pour elle, elle le sent tout heureux. La souris est épuisée, elle ne réagit plus. El Toro regarde la scène avec les mains dans les poches, les bassin dirigé un peu vers l’avant : « Ça t’ennouie si je sauve la sourrris ?
-Oui, ça m’ennuie. Je vois pas pourquoi tu voudrais priver ce chat de plaisirs dont on profite chaque jour. » Elle se renverse à nouveau en arrière. Elle a son derrière chauffé par la dalle. Elle enlève son t-shirt et son soutien-gorge. Elle soupire, elle est bien. Elle regarde le ciel et lèche ses doigts encore tout poisseux de pamplemousse. Elle entend El Toro bouger. Il se baisse et lui embrasse un sein. D’une main nonchalante, les yeux toujours au ciel, elle le repousse. Elle dit : « Tu sais, ce téléphone que je tiens là… Ben c’est le tien… » Lui, un peu moins doux déjà, un sourire tendu dans la voix : « Ah, et qu’est-ce qué tou vô faire avec ?
-Si j’appuie plus fort sur cette touche, eh bien ta femme va recevoir une photo de moi, avec un commentaire sur tes performances sexuelles ridicules. » El Toro et sa voix devenue rêche comme le sont ses mains se redresse, tourne autour de son corps nu chaud de soleil : « Ah, ridicoules, mes performances ? » Il va du côté du corps où se trouve le téléphone, il reste droit, à la regarder de tout son haut. Elle a peur. Elle dit encore : « Fais attention, si tu bouges trop je risque d’appuyer par inadvertance…
-Qu’est-ce qué tou veux de moi ?
-Je veux que tu me files ton alliance, que tu me laisses ton téléphone portable. En échange je n’envoie pas le message.
-Pourrrquoi tou fais ça… Je comprrends pas.
-Parce que t’es nul. Quand on est nul on ne sifflote pas sous ma douche et on ne laisse pas son téléphone sur la table. On n’est pas dans une colonie de vacances ici. » Sa gorge est sèche mais elle se sent bien, de chaleur et de puissance. Elle le sent, au-dessus d’elle, qui la regarde. Elle voit ses grosses godasses tout près d’elle, qui se rapprochent de sa tête à présent. Elle a peur. Elle se dit qu’il va lui écraser la tête avec ses grosses godasses. Pas un mouvement. Le corps est nu dans le soleil et l’homme dressée l’observe. Ils sont face à la maison, sur le dallage clair, dans l’air d’été qui vibre et son corps pâle et menu contraste avec la grosse masse d’El Toro tout vêtu de noir. Les chaussures lourdes frôlent la tête aux cheveux longs, il a son corps épais et sa grosse mâchoire tendus, les poings serrés. « Tou devrrais faire attenzion… » Elle ne peut pas se redresser, les grosses godasses écrasent ses cheveux. Alors, toujours allongée, elle le regarde et elle dit : « Ton alliance… » Silence qui se prolonge. Il fait enfin un mouvement, les chaussures s’éloignent un peu. Il prend l’alliance dans la poche de son jeans. « Jette-la dans le gazon. » Elle voit l’anneau d’or miroiter jusqu’au sol. Tendue, la voix qui tremble, elle dit encore : « Tu peux t’en aller maintenant. S’il m’arrive quoi que ce soit, c’est toi qui auras des problèmes. Mais moi je ne fais plus rien. Je garde cette alliance et ce téléphone, c’est tout. Tu n’entendras plus jamais parler de moi…
-Espèce de salôpe.
-Oui, c’est comme ça. » Elle le voit entre ses paupières mi-closes attendre, hésiter encore quelques secondes, entre l’envie de frapper et la prudence. Elle sent très fort son coeur dans sa poitrine et puis elle est heureuse qu’il ne se soit pas mis dans l’axe du soleil. Elle a très chaud et son coeur bat trop fort. Il reste là encore un moment, il respire fort. Puis de son pas lourd, il s’éloigne. Elle l’entend faire : « Psschhh ! » et courir dans le gazon. Elle se met sur un coude et regarde son chat partir dans une direction et la souris dans une autre. Elle s’allonge à nouveau et ferme les yeux. Elle entend El Toro s’en aller. Elle sent à présent toute sa poitrine secouée d’effroi. Le téléphone est brûlant dans sa main et elle reste encore quelques secondes allongée, le pouce sur la touche d’envoi.

Texte écrit dans le cadre d’un concours. Thème : la tauromachie.

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